1 ou 2 mots ?

Enquête sur les deux premiers grades de la plus ancienne maçonnerie britannique

Roger Dachez

(11 janvier 2018)

Qu'est-ce qu'un exercice de recherche en maçonnologie ? Il est légitime et bienvenu que le maçon se pose des questions. Choisissons-en 3 :

  • Y a-t-il toujours eu 3 grades ?
  • Pourquoi observe-t-on dans certains rites que l'ordre des colonnes J et B et dans d'autres B et J ?
  • Quid des anciens et des modernes qui précisément ne pratiquaient pas le même ordre des mots des deux premiers grades ? Qu'y avait-il de vraiment différent entre eux ?

Seules l'étude des sources historiques et une méthode académique vont permettre de répondre au plus près de la vérité à ces questions, loin des bruits de parvis ou des mauvais livres écrits par des maçons ignorants.

Le Temple de Salomon

Quels sont les instruments dont dispose le maçon ?

Le premier livre à compulser est un petit livre bleu : Early Masonic Catechism, l'EMC, la Bible des chercheurs, écrit par Knoop, Jones et Hamer, publié en 1943 par Manchester University Press. Y sont consignées toutes les sources de la franc-maçonnerie britannique, tous les textes fondateurs connus, de 1696 à 1730. Il est cependant d'un abord difficile car rédigé en anglais du XVIIème siècle, et parfois lacunaire.

La seconde source, ce sont les 3 volumes des conférences prestoniennes. Depuis 1925, une conférence annuelle (en hommage à William Preston qui en fut le fondateur) est confiée à un érudit maçonnique anglais de haut niveau.

Troisième source : les Ars Quatuor Coronatorum (AQC). 130 volumes regroupent depuis 1888 (et toujours aujourd'hui) les travaux annuels de cette loge londonienne de maçons érudits, les Quatuor coronati.

Quatrième et dernière source : la revue française Renaissance Traditionnelle.

Comment peut-on répondre aux questions qu'on se pose souvent en maçonnerie ? Reprenons nos trois exemples cités plus haut.

Y a-t-il toujours eu 3 grades en Franc-Maçonnerie ?

La triade Apprenti-Compagnon-Maître est une invention de la maçonnerie spéculative. Dans l'opérative, on est juste Apprenti et Compagnon. Le Maître est un Compagnon sorti du rang, destiné à être employeur. En 1723, donc 6 ans après la création de la 1ère Grande Loge, les constitutions d'Anderson évoque bien ces deux grades.

Le problème de la Grande Loge de Londres va être longtemps d’asseoir son autorité. Une société de maçons musiciens se créée à Londres - la Philo musicae et architecturae societas apolloni. Ils jouent bien sûr de la musique et se réunissent parfois en loge "sauvage". Or on voit apparaître dans leurs procès-verbaux l'apparition d'un passage au grade de Maître. Dans son livre « la maçonnerie disséquée », Samuel Prichard, en 1730, évoque un 3ème grade. Si les grades d'Apprenti et Compagnon sont donnés dans la même soirée, il est précisé que « pas un maçon sur 100 ne peut recevoir le grade de Maître ». Ce grade élitiste est donné dans une autre Loge, qu'on appellerait aujourd'hui une loge de haut grade. Il y aurait donc deux grades du métier, deux grades symboliques et un grade de Maître qui serait en fait le premier des hauts grades. La preuve : nombreux sont les hauts grades qui sont souchés sur lui (le Maître parfait, le Maître écossais, le Maître anglais, le Maître irlandais, le Maître élu...). Notons que lorsqu'au cours du XIXè et toujours actuellement, certains maçons refusent d'aller dans les hauts grades, il serait plus cohérent qu'ils s'arrêtent au grade de Compagnon !

Comment a-t-on fait pour passer de deux à trois grades ?

Les EMC nous donnent la réponse. Quatre manuscrits du groupe Haughfoot (1696-1715) émanant de sources écossaises expliquent que le candidat est reçu Apprenti Entré en une très brève cérémonie (il fait le tour de la Loge et prête serment). Il reçoit alors le mot du maçon. Dans la maçonnerie professionnelle, le Maître ne peut employer qu'un maçon possédant ce mot (à l'époque, les ouvriers ne savent ni lire ni écrire, c'est la tradition orale qui domine). En 1691, on a le témoignage d'un pasteur écossais, Robert Kirk, qui explique ainsi ce qu'est le mot du maçon : « une tradition rabbinique en forme de commentaire sur le nom des deux colonnes qui ornaient l'entrée du temple du roi Salomon à Jérusalem, et quelques signes délivrés, de la main à la main ». L'apprenti recevait alors deux mots en J et B sous forme d'un dialogue. Au deuxième grade est transmise une étreinte très spéciale accompagnée d'un autre mot.

Les différentes conférences prestoniennes et les AQC, depuis 1920, permettent d'expliquer ce qui s'est passé. L'ancien 2ème grade de compagnon du système écossais va former la base du 3ème grade du nouveau système anglais (l'étreinte et l'autre mot). Il va donc y avoir un vide entre l'ancien grade d'Apprenti écossais et le grade de maître du nouveau système anglais. On décide que l'Apprenti ne recevra plus deux mots mais un seul, l'autre étant donné désormais au 2ème grade.

A partir de 1750, il y aura deux traditions : les modernes avec J et B, les anciens avec B et J. Il n'y a aucune preuve que la 1ère Grande Loge ait inversé délibérément l'ordre des deux colonnes, comme les ont accusé les anciens !

Un livre explique tout ce processus complexe mais documenté : c'est celui de René Désaguliers, les deux grandes Colonnes.

Notons au passage qu'il est écrit dans la Bible que J est à droite et B à gauche. Sauf que le temple de Salomon est orienté à l'opposé du temple maçonnique. Le saint des saints est à l'ouest et non à l'est ! En l'absence de sources archéologiques sérieuses au XVIIème siècle, le texte devient ambigu. Aujourd'hui, l'archéologie a démontré que B était bien au Nord et J au sud.

Quid des anciens et les modernes ?

En 1739, les modernes sont accusés par les anciens d'avoir interverti délibérément les deux mots. Or c'est une rumeur qui ne trouve aucune source documentaire. Dans l'édition de 1756 d'Ahiman Rezon, on peut même y lire le contraire ! Laurence Dermott rend hommage à James Anderson et Jean-Théophile Désaguliers.

Ces accusations ne surviendront en fait qu'en 1764, bien après la création de la dernière Grande Loge et tout porte à croire qu'elles ont été inventées a posteriori.

Conclusion

il est difficile de faire circuler la vérité historique, le maçon préférant de loin la légende dorée. Mais il souligne qu'un maçon de la Franc-Maçonnerie Traditionnelle Libre, donc de la LNF ou de la LNMF, doit respecter la double démarche qui consiste à faire vivre nos rituels et à connaître les rites et l'histoire de la franc-maçonnerie, afin de ne pas tomber dans le délire symbolique ou faire des contresens.

Discussion

  • Peut-on savoir à partir de quelle époque on a pratiqué l'ordre J et B, ou B et J ? Un article écrit par Pierre Noël en 1993 et publié dans Renaissance traditionnelle prouve que la date de 1739 est obsolète, l'inversion existant à Paris depuis 1737 !
  • Le fait de commencer les pas à gauche au français et à droite à l'écossais est-il lié à l'inversion des colonnes ? Pas directement. Mais au fil du temps, les anciens ont voulu se différencier en tout point des pratiques des modernes, et ont multiplié les inversions.