comment est née la franc-maçonnerie victorienne ?
Auguste Frédéric, duc de Sussex (1773-1843), premier Grand Maître de la Grande Loge Unie d’Angleterre
Roger Dachez
(14 juin 2018)
Fonctionnement de la Franc-maçonnerie britannique
Ce sujet a souvent été abordé à la LNF mais l'actualité lui donne un nouveau relief, puisqu'il existe à présent un 2ème duc de Sussex : le très populaire Harry.
Aux yeux des maçons français, la Franc-maçonnerie britannique paraît souvent exotique, atypique et l’on s'interroge : est-elle vraiment démocratique ? C'est oublier que cette maçonnerie fonctionne comme les institutions politiques du pays, qui est une monarchie parlementaire.
Donnons deux exemples :
- L'actuel Grand Maître, le Duc de Kent, est en fonction depuis une cinquantaine d'années. Il a essentiellement un rôle représentatif. Comme la Reine ! Les Grands Dignitaires demandent au Grand Maître de nommer 19 membres comme « Conseillers de l'Ordre » (Board of general purposes) ; les autres étant choisis par les Loges. Comme il ne connaît pas les Frères qu'il est censé nommer, il fait l’embarrassé, dit qu'il y a tant d'excellents Frères que le choix n'est pas aisé ; on lui propose alors une liste et là, il s'exclame ému que c'était exactement les Frères qu'il voulait nommer ! So british...
- Si la Reine, comme le Grand Maître, ont une fonction représentative, le pouvoir échoit au Premier Ministre ou au Pro Grand Maître. Rappelons la cérémonie d'investiture du Premier Ministre, qui se passe à huis clos, dans le cabinet de la Reine. Le Premier Ministre s'agenouille devant la Souveraine, qui lui prend alors la main et dit : « Levez-vous, monsieur (ou madame) le Premier Ministre ! ». Comme le VM fait et dit au nouvel initié : « Levez-vous, Frère (ou Sœur) nouvellement assermenté ».
Tout cela existe depuis le milieu du XIXe siècle.
Mais auparavant ?
Auguste Frédéric, 1er Duc de Sussex
Il a y eu un personnage hors norme, Auguste Frédéric, 1er Duc de Sussex.
Auguste Frédéric est né en 1773. C'est le 6ème fils et 9ème enfant de Guillaume III (dynastie des Hanovre et des rois George, tous protestants), le 1er roi à être vraiment anglais, puisque né en Angleterre, au Palais de Buckingham, et non pas en Allemagne, comme tous les autres Hanovre. Il en fut de même pour son fils, le futur Sussex. Ce dernier avait une chance infime de régner, mais la mortalité infantile était alors telle qu'il était possible de l'envisager. Souffrant d'asthme, et le climat anglais ne lui convenant pas, on l'envoie sur le continent, à Hanovre (bien sûr) où il entre à l'Université de Göttingen. Il se révèle être un étudiant brillant et curieux, et étant souffreteux, on lui épargne le sport et les exercices militaires. Il fait alors ce qu'on appelle « le Grand Tour » de l'Europe, de Bruxelles à Lausanne en passant par Paris, Rome, Florence… En Italie, alors qu'il a 21 ans, il rencontre une écossaise de confession catholique qu'il épouse sans demander l'autorisation de son père et la ramène en Angleterre pour faire agréer le mariage à l'église de Hanovre... et cette fois-ci sous un faux nom ! Son père fait alors annuler ce double mariage irrégulier et coupe sa pension alimentaire. Le couple se sépare en 1801, le roi versera une allocation à sa femme et ses deux enfants et leur donnera un nouveau nom : « d'Este » (= prononcer d'Esté)
A 25 ans, Auguste Frédéric revient vivre définitivement à Londres. Il s'affiche alors comme étant un libéral, favorable notamment à l'abolition de l'esclavage, à la levée des dernières restrictions légales qui pesaient sur les catholiques et les juifs, etc. Il est également capable de provoquer : ainsi, il visite une synagogue, est le 1er commanditaire d'un orphelinat juif à Londres...
Le Roi Guillaume III, son père, finit sa vie en souffrant de troubles mentaux et c'est Guillaume IV qui lui succède à la tête du Royaume, de 1830 à sa mort en 38. Lui succèdera enfin la Reine Victoria.
Pendant ce temps, Auguste-Frédéric devient une figure importante de l'Etat : en 1814, il préside la Société Royale des Arts, en 1815, la Royal Society. Et il s'intéresse de plus en plus à l'archéologie biblique.
Il se définit, devant la Royal Society, comme profondément religieux et profondément philosophe. Il rêve lui aussi de concilier la science et la religion.
La jeune Reine Victoria adore son oncle Auguste Frédéric. Elle le considère comme son deuxième père.
Auguste s'était marié une deuxième fois, en 1831, avec une femme toujours sans titre de Noblesse (Victoria le fera finalement Duchesse d'Inverness en 39) et toujours sans autorisation paternelle.
Il sera nommé gouverneur du château de Windsor et c'est lui qui conduira la Reine Victoria à l’autel le jour de son mariage.
Carrière maçonnique du 1er Duc de Sussex
Il est initié en Allemagne en 1790 dans une loge germanophone puis il s'affilie, une fois revenu en Angleterre, à la Grande Loge des Modernes, dans la Loge Antiquity. Son Frère, le Prince de Galles, est alors le Grand Maître de la Grande Loge des Modernes, deux fois plus nombreuse que celle des Anciens. Puis il est reçu à la Pilgrim Lodge, Loge qui travaille en allemand, à Londres, au rite de Schroëder.
Il prend très au sérieux son engagement maçonnique notamment au sen de la Royal Alpha lodge n° 16, Loge réservée aux seuls membres de la famille royale, qui existe encore de nos jours.
Nous sommes en 1799, 10 ans après la Révolution française, et le Parlement britannique propose une loi interdisant les sociétés illégales par crainte de la contagion révolutionnaire et des complots politiques. La Franc-maçonnerie est alors menacée. Les 2 Grands Maîtres (celui de la Grande Loge des Modernes et celui de la Grande Loge des Anciens) vont trouver le Roi pour démontrer que la Franc-maçonnerie n'est pas dangereuse pour le pouvoir, bien au contraire. Le Prince de Galles devient Régent en raison de la maladie mentale de son père. Ne pouvant demeurer Grand Maître, il fait nommer en 1813 le Duc de Sussex Grand Maître de la Grande Loge des Modernes. Le Duc de Kent, son frère, devient Grand Maître de la Grande Loge des Anciens. Ce dernier proposera propose à son frère, le Duc de Sussex, lors de la fusion des 2 Grandes Loges, de devenir le 1er Grand Maître de ce qui s'appellera désormais la Grande Loge Unie d'Angleterre.
Pour créer le rituel de la Grande Loge Unie d'Angleterre, une Loge de réconciliation est formée. On sait que déjà depuis 1809, à l'initiative du Duc de Sussex, la Grande Loge des Modernes avait commencé à y travailler. L'ordre des mots sera celui des Anciens : B et J, ainsi que la cérémonie d'installation secrète, les Diacres, ou Deacons (qu'on ne trouve que chez les Modernes) sont conservés.
Le nouveau Grand Maître, le Duc de Sussex a 40 ans. Il est le fils du Roi qui a été malmené et exilé, un libéral mais chrétien, qui va régner sans partage. Il va avoir une double importance :
- Ouvert à toutes les pratiques religieuses, il va impulser le principe de déchristianisation à la GLUA : « la maçonnerie est fondée sur la foi en Dieu et sur la Bible, mais elle ne doit pas être réservée aux seuls chrétiens : il faut l'ouvrir aux juifs et aux musulmans ». La Bible est donc posée toujours sur l'autel du Vénérable Maître, mais elle n'est pas ouverte à l'évangile de Jean mais bien plutôt quelque part dans l'Ancien testament (texte commun aux 3 religions du Livre), mais lors de la prestation de son serment, le candidat choisit le livre de sa religion.
- Enfin, il va empêcher le développement de certains systèmes de hauts grades (ou : Side Degrees) à la Grande Loge Unie d'Angleterre. Il faut savoir que ces hauts grades sont proposés par des Frères qui demandent au Grand Maître s'ils peuvent être reconnus. Il y en a environ une soixantaine.
Tout un univers... La Grande Loge Unie d'Angleterre les distingue en deux groupes : les ordres chrétiens (comme les Knights Templar, ou le REAA qui ne commence en Angleterre qu'au grade de Rose-croix, où l'on doit faire profession de foi chrétienne), et les ordres non chrétiens. Le Duc de Sussex, après s'être fait attribuer le titre de Souverain Grand Commandeur du Suprême Conseil (REAA) et de Grand Maître des Chevaliers Templiers maçons, mit tout de côté, refusant pendant 30 ans de faire fonctionner les ordres chrétiens...
Il meurt aveugle en 1843 et, fidèle à ses convictions, sera enterré non pas dans une sépulture royale mais dans un cimetière populaire.
Prince Harry
Son titre de Duc de Sussex a disparu en même temps que lui, en 1843. Or, le jeune prince Harry vient d'être fait 2ème duc de Sussex par la Reine, et sa femme, Meghan, 1ère Duchesse de Sussex ! Il a embrassé une carrière militaire où il a été remarqué pour son courage et il est très populaire en Angleterre.
La Grande Loge Unie d'Angleterre s'est empressée de lui envoyer ses vœux les plus sincères. Alors, une question se pose : pourrait-il être Grand Maître de la Grande Loge Unie d'Angleterre prochainement ? Le Duc de Kent, actuel Grand Maître, est très âgé, Charles ne s'intéresse pas du tout à la Franc-maçonnerie. Alors pourquoi pas ? Nombre de Frères anglais que notre Vénérable Maître connaît bien disent qu'ils sont nombreux à le souhaiter.
Discussion
- Harry est-il Franc-maçon ? Non, répond le conférencier, mais il pourrait l'être très rapidement. Quant à Royal Alpha Lodge, les membres en sont très âgés. Si Harry était initié, ce serait annoncé dans le journal et l'occasion d'une grande fête, comme c'est le cas pour tous les maçons britanniques. Comme Harry est moderne et parfois même assez provocateur, un peu comme l'était le 1er Duc de Sussex, il pourrait prendre des décisions surprenantes !
- Certains, lors de l'union des 2 Grandes Loges ont renâclé et ont tenté de rétablir la Grande Loge des Anciens, en 1823. En 1913, il n'y avait pratiquement plus personnes et ils sont donc revenus à la Grande Loge Unie d'Angleterre, mais avec, pour punition, un numéro bien plus récent dans l'ordre d'entrée des loges !
- Le duc de Sussex a occulté les Knights Templar et le REAA (HG), mais après sa mort, ils sont revenus en force. Nombre de nouveaux Side Degrees ont vu le jour et on en compte actuellement plus d'une centaine ! Dans leur parcours réside la vie de tout maçon anglais, lequel est loin de se cantonner, comme en France, aux seuls « grades bleus ».
- Quel avenir pour la Grande Loge Unie d'Angleterre ? Le problème que pour toute la maçonnerie en général. Moins de culture générale, le goût du zapping, le manque de rigueur et de sens de l'engagement, tout cela fragilise la maçonnerie. Les Anglais ont eu plusieurs idées : tout d'abord, puisqu'il y a moins de membres, il y a moins de cérémonies. Ils font donc des Short Talks, courtes causeries sur l'histoire du rite etc. Ensuite, ils se sont intéressés au Schéma universitaire. Et là, c'est un grand succès. A Oxford, à Cambridge ont été créées des Loges universitaires (une soixantaine aujourd'hui dans tout le pays) où les professeurs sont les Officiers de la Loge et les étudiants, les membres. C'est gratuit pour eux, ils passent chaque année - comme il est de coutume dans la maçonnerie anglaise - au grade supérieur. Quand ils partent prendre un poste quelque part en Angleterre, ils sont Maître maçons et accueillis à bras ouverts par les Loges locales. Depuis deux ans, la proportion de frères de moins de 25 ans en Angleterre a augmenté de 35%. Et c'est aussi pour cela que Harry serait à sa place !
- Quant à la place de la maçonnerie mixte ou féminine en Angleterre, elle évolue doucement. Les deux Grandes Loges féminines sont respectées et reconnues comme régulières par la Grande Loge Unie d'Angleterre. Il y a environ 7000 femmes francs-maçons en Angleterre. Elles font exactement la même chose que la Grande Loge Unie d'Angleterre et, entre elles, elles se nomment « Brethren », c’est-à-dire « Frères »…
- Il y a aussi ce que nous appellerions en France des « fraternelles », c'est-à-dire des Loges professionnelles : des loges d'avocats, de policiers, etc. Pour autant, il y a une vraie considération de tous les maçons.