Rosicrucianisme maçonnique britannique

un autre visage de la maçonnerie d’outre-Manche : histoire et pratiques

Roger Dachez

(11 avril 2019)

Tous les grades ont été inventés à un moment donné. La Rose-Croix anglaise permet de regarder ce moment, car il est proche de nous. Mais elle montre aussi que la maçonnerie anglaise, quoique généralement "sans planche", offre un contenu plus complexe qu’on ne l’imagine en France. C’est un phénomène britannique, c’est-à-dire anglais, mais aussi écossais.

Origine de la Rose Croix

Si une cinquantaine de pseudo-Ordres Rose-Croix pullulent aujourd’hui, c’est le résultat d’une dégénérescence du thème rosicrucien dans le monde contemporain. Tout commence en fait en Allemagne au début du XVIIe siècle. Le tournant de 1610 est une période particulière, marquée par le premier centenaire du premier acte de la Réforme. C’est en 1517 que Luther a publié ses fameuses 95 thèses. Et en Allemagne, où est né le luthéranisme, il avait fait naître des espoirs, mais aussi de nombreux conflits, qui ont mené vers le milieu des années 1550 les États du Saint Empire restés catholiques et ceux convertis au protestantisme à sceller la paix d’Augsbourg. Chacun des États du Saint Empire est libre de choisir sa religion. Bien entendu, selon le principe Cujus Regio ejus Religio, Tel prince telle religion.

Le Temple de la Rose-Croix, 1618

Au début du XVIIIe siècle : même dans les petits États qui ont choisi la Réforme, on se rend compte qu’elle a construit une nouvelle orthodoxie. À l’Université de Tübingen, de jeunes théologiens constatent que la liberté d’Évangile promise par la Réforme n’a pas abouti et cherchent les moyens d’une nouvelle réformation. Ainsi, à Kassel en Hesse, un des plus anciens États protestants, sont publiés plusieurs ouvrages anonymes. D’abord en 1614 la Fama fraternitatis, l’écho de la fraternité. Puis l’année suivante, la Confessio Fraternitatis, la proclamation de la fraternité en réponse aux échos qu’avait suscités le premier manifeste. Et enfin, en 1616, un troisième document, plus long et d’une structure entièrement différente, Les Noces chymiques de Christian Rosenkreutz. Ces trois « manifestes de la Rose Croix » sont les trois seuls textes de toute l’histoire publiés sous l’égide de la Fraternité de la Rose Croix en Allemagne.

Les deux premiers sont des textes doctrinaux, qui proposent un projet et racontent une légende. Le projet, c’est donc qu’une nouvelle réformation puisse apporter à tous les Chrétiens la république universelle à laquelle ils ont droit. On comprend l’anonymat. À cela s’ajoute en seconde partie un récit de fondation légendaire.

Un mystérieux personnage, Christian Rosenkreutz, qui serait né au XVe siècle, aurait rencontré des sages en Orient et, revenu en Allemagne, aurait décidé de confier l’enseignement reçu à une petite société secrète qu’il crée alors : la fraternité de la Rose-Croix. C’est une référence explicite au blason de Luther, qui contient une croix et une rose. Le vocabulaire qu’ils utilisent, fort déroutant quoique dans l’air du temps, renvoie à des spéculations philosophiques et hermétiques, car 1615 en Europe, c’est le plein développement du courant hermético-kabbalistique.

Le maître meurt et son tombeau est oublié après la disparition de ses compagnons. Mais il aurait été redécouvert par accident dans une crypte, avec un livre permettant de tout retrouver. Les auteurs des manifestes s’en revendiquent donc les héritiers et auraient décidé de voyager à travers le monde pour en répandre les enseignements. Ils restent invisibles, c’est-à-dire qu’ils se fondent dans le quotidien des pays, mais on peut chercher à les trouver pour entamer avec eux un dialogue.

Dans le dernier ouvrage, les Noces chymiques, le ton et le style changent radicalement. C’est une sorte de conte initiatique sur une aventure de jeunesse de Christian Rosenkreutz. Une croix dessinée sur ses vêtements, une rose à son chapeau, il se promène et découvre un château dont les différentes salles recèlent des scènes mystiques qui se jouent devant ses yeux, délivrant un enseignement de manière codée. L’ensemble a suscité des commentaires infinis. On en retient aussi une ambiance mystique et initiatique, car, à la fin, Christian reçoit la qualification d’une chevalerie mystique qu’on lui demande de répandre.

Ces trois textes ont un immense écho en Europe : en une vingtaine d’années, plus de 200 ouvrages commentent ces manifestes ou y répondent. De grands érudits de l’époque comme Michel Maier ou Robert Fludd, séduit par le projet de nouvelle réformation, vont chercher à entrer en contact avec la fraternité.

En fait, l’ordre d’origine de la rose Croix n’a jamais existé. C’est un ludibrium, un canular sérieux, l’invention d’un ordre fictif pour transmettre un message. Les manifestes ont été écrits par un petit groupe de jeunes théologiens qu’on appelle le cénacle de Tübingen. On connaît aujourd’hui leurs noms, notamment Johann Valentin Andreae, issu d’une vieille famille liée aux origines de la Réforme.

Or jusqu’à la fin du XVIIe siècle, en Allemagne, en France et en Grande-Bretagne, après les premiers intellectuels comme Fludd, apparaît une deuxième vague de littérature produite autour des manifestes Rose Croix par des gens qui prétendent appartenir à la Fraternité et en expliquer les écrits. C’est ce qu’on peut appeler la littérature rosicrucienne. En général, ils ignorent tant l’identité que le projet réel des auteurs des premiers manifestes. Ils s’inscrivent dans le courant ésotérique de la Renaissance. Cela crée un courant rosicrucien complètement détaché du projet des origines. Antoine Faivre le compte parmi les cinq courants fondateurs de la tradition ésotérique occidentale moderne. Mais ce n’est qu’une tradition littéraire qui ne s’appuie encore sur aucune autre structure.

Cela change en Allemagne au début du XVIIIe siècle. En 1710, le pasteur Samuel Richter, sous le nom de plume de Renatus Sincerus, publie le Règlement et une esquisse de rituel de l’ordre de la Rose-Croix. Un document atteste donc d’une Rose-Croix qui se prétend organisée sous forme d’un ordre avant les débuts de la franc-maçonnerie spéculative, même si en dehors de ce livre on n’en a aucune confirmation documentaire.

Mais entre les années 1750 et le milieu des années 1780 va naître en Allemagne l’Ordre des Rose-Croix d’or d’ancien système, dans lequel on rencontre de très nombreux francs-maçons mais pas seulement. Il se développe en Allemagne et un peu en France. Il s’appuie sur un système de grades qui reproduit l’arbre séphirotique, avec un grade par Séphira. Partant de Malkus, on parcourt les sept Sephiroth inférieures sans atteindre les trois supérieures, et encore moins la dixième, domaine de l’en-sof, l’immensité divine. Les dénominations de ces grades vont perdurer : Les dénominations de ces grades vont perdurer : zelator, practicus, theoricus, philosophus, adeptus minor, adeptus major, adeptus exemptus.

Les rituels qu’on possède sont fragmentaires et semblent inachevés. Sans être maçonniques, ils ressemblent beaucoup à de la maçonnerie. On ouvre un grade et on le ferme. Entre les deux, on le confère à un candidat en lui faisant vivre un certain nombre de péripéties symboliques où on lui montre des objets et des signes. Un enseignement est délivré par un catéchisme en demandes et réponses. Le contenu mêle hermétisme, alchimie, kabbale, magie avec assez peu de cohérence. Les Rose Croix d’Or d’Ancien Système disparaissent sans postérité à la fin des années 1780.

La Rose Croix anglaise

Or en 1865, deux francs-maçons anglais très érudits, James Hughan et Robert Wentworth Little se rendent en Écosse pour y recevoir des grades. Robert Wentworth Little a mené une carrière dans l’administration maçonnique anglaise en tant qu’assistant du Grand Secrétaire de la Grande Loge Unie d’Angleterre (GLUA). Il fréquente assidûment la bibliothèque et le musée de la GLUA. En 1863 déjà, il suscitait la création d’un nouveau système de Side Degrees, l’Ordre de la Croix-Rouge de Constantin, qui compte aujourd’hui 3 à 5000 membres, qu’il prétendait avoir reçu lui-même des derniers chevaliers de la Croix-Rouge de Constantin vivants.

En Écosse, ils reçoivent un premier grade de la Société Rosicrucienne d’Écosse, qui est une société savante créée en 1850 par des érudits écossais, pas tous maçons, pour étudier l’histoire du rosicrucianisme. Or cette société érudite reprend le modèle des Rose Croix d’Or d’Ancien Système en conférant les grades selon l’avancement des membres dans le travail d’étude. De retour en Angleterre, Wentworth-Little prétend avoir retrouvé des fragments de Rituels des Rose-Croix d’Or d’ancien système dans la bibliothèque de la GLUA et, les ayant confrontés avec ce qu’il a reçu en Écosse, commence à réécrire les grades, et même à se les attribuer. Au bout de quelques mois, il crée avec Hughan, une Société Rosicrucienne d’Angleterre, indépendante de celle d’Écosse en introduisant l’exigence d’être maître maçon de la Grande Loge Unie d’Angleterre pour y postuler. C’est de là que provient la Societas Rosicruciana in Anglia (SRIA) qui se réunit en collèges.

La SRIA aujourd’hui se structure donc toujours selon les sept grades classiques du rosicrucianisme organisé auxquels elle ajoute deux grades administratifs, le Magister et le Supreme Magus, qui correspondent au Grand Maître et à celui qui va lui succéder. Elle a ses propres locaux qui renferment une bibliothèque de plusieurs milliers d’ouvrages sur la tradition ésotérique occidentale. Son activité est de conduire les cérémonies au cours desquelles sont transmis les grades, mais ceux-ci sanctionnent la progression dans l’étude qui fait l’objet de la société. C’est donc une exception dans le système anglais de grade by application où il suffit habituellement de demander un grade pour l’obtenir. La SRIA pratique le grade by invitation : pour obtenir un grade, il faut produire des papers, c’est-à-dire des planches. Les travaux attendus sont de niveau académique, car il s’agit au fond d’une société d’érudition.

On voit donc que la SRIA a été créée par Wentworth-Little qui avait déjà conçu un ordre à partir de grades qu’il n’a peut-être jamais reçus, et qui s’appuie sur des documents qu’on n’a jamais retrouvés dans la bibliothèque après lui, pour écrire de nouveaux grades. Et pourtant, au-delà de ses conditions d’émergence douteuses, elle produit depuis 150 ans des travaux d’érudition d’une immense valeur sans séparer l’aspect initiatique et l’aspect académique. Ce rosicrucianisme anglo-saxon est donc bien loin des pseudo-ordres qui fleurissent par ailleurs.

Cet exemple permet donc de réfléchir sur la manière dont se créent les grades ou les rites, car il est proche de nous. On sait que trois siècles auparavant, les grades de maîtres, d’élus, d’écossais, sont apparus les tous premiers grades de la tradition maçonnique. On connaît les premiers à s’en réclamer, mais personne ne revendique les avoir inventés. Pourtant, quelqu’un les a forcément imaginés. On ne se pose pas forcément la question sur cette époque lointaine parce que la documentation fait défaut, mais étudier l’émergence d’un ordre permet de relativiser le paradoxe de la transmission initiatique. On ne peut pas décréter tout seul qu’on a un grade sans l’avoir reçu dans les formes qui vous inscrivent dans une chaîne initiatique, mais si l’on remonte cette chaîne vers son origine, on arrive forcément, pour tous les grades, à un moment où ils ont dû être inventés par des personnes qui ont décidé qu’ils se les donnaient avant de les conférer à d’autres et qu’à partir de ce moment on devrait les obtenir régulièrement. À l’origine de toutes les chaînes initiatiques, il y a donc une invention.

Discussion

Le quatrième ordre du Rite Français ou le XVIIIe degré du REAA sont sans rapport avec la Rose Croix anglaise. Ils apparaissent en France au début des années 1760. On ne sait pas d’où provient ce grade, sans doute d’Allemagne, peut-être à l’occasion de la guerre de 7 ans. Le rituel d’alors est très différent des réécritures qui s’imposeront au début du XIXe siècle.

La SRIA a actuellement des connexions en France par l’intermédiaire de la GLNF. Il existe 5 ou 6 collèges Rose-Croix qui sont des Provinces françaises de la SRIA. Il y a une douzaine d’années, la SRIA a vécu une sécession importante, notamment avec Robert Gilbert, qui a généré une nouvelle structure : l’ORC, Order of the Rose and Cross. Elle est mixte et n’exige plus la qualité de maçon.

S’ensuit une chronique bibliographique en rapport avec le thème de la Rose-Croix :

  • La Bible des Rose-Croix de Bernard Gorceix
  • L’Histoire des Rose-Croix et les Origines de la Franc-Maçonnerie de Paul Arnold
  • La Lumière des Rose-Croix de Frances Yates